samedi 10 novembre 2018

Le plus dur coup à la Francophonie de l'histoire moderne

- une réflexion du blogueur de la Société nationale de l'Estrie -

La Première guerre mondiale a officiellement pris fin à 11 heures le 11e jour du onzième mois de 1918.

La guerre de 1914-1918, qui doit son nom de guerre mondiale aux tragédies qu'elle a causées sur plusieurs continents, a frappé particulièrement fort en France, et en a sévèrement amputé la population, au sens propre et au sens figuré. Deux guerres mondiales ont porté un dur coup à la démographie française, et profondément amoché la confiance en elle-même d'une nation aussi imparfaite que les autres et que nous n'avons jamais cessé d'aimer.


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La guerre de 14-18 a tué 1,4 million de soldats français, c’est-à-dire plus de soldats que parmi les Alliés britanniques, canadiens, terre-neuviens, australiens, néo-zélandais, et sud-africains, tous ensemble. Et on pourrait encore ajouter les pertes américaines (des États-Unis) et indiennes (des Indes), sans changer le constat.
(Ce 1,4 million de soldats français tués durant la Première guerre mondiale inclut plus de sept dizaines de milliers de soldats recrutés en Indochine, au Maghreb, et en Afrique noire, particulièrement au Sénégal, et morts pour la France, souvent loin du soleil.)

Si on ajoute aux hommes en uniformes de la Grande guerre la population civile française tuée lors de ce même conflit, on avoisine les 1,7 million de décès, ce qui est davantage que le nombre des pertes militaires et civiles parmi les Alliés britanniques, canadiens, terre-neuviens, australiens, néo-zélandais, sud-africains, indiens et américains. (Environ 60 000 Canadiens furent tués.)


Même mondiales, les guerres ont une géographie. Il y a des géographies plus malchanceuses que d'autres.

1,7 million de personnes tuées en 1914-1918 équivaut au funeste bilan des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, deux fois et demi par semaine pendant 223 semaines. Dans une France bien moins populeuse. Avant l'invention de la télévision.

La Première guerre mondiale a fait un carnage encore plus grand dans l'Empire turc ou en Autriche-Hongrie ou en Russie, ainsi que chez les Allemands, que du côté français ou britannique. Compte tenu des 39,6 millions de Français en 1914, la France a cependant été dans le camp des Alliés victorieux la puissance qui a été le plus mutilée dans sa démographie, suivie par la Grèce et l'Italie. Seules la Serbie et la Roumanie ont payé un tribut de sang encore plus lourd que la France pour leur participation à la victoire: respectivement 17 % et 8 % de leur population a péri. Dans le camp des vaincus, les pertes humaines furent proportionnellement moindres qu'en France, dans les cas de l'Allemagne et de l'Autrice-Hongrie, et plus graves, dans le cas de l'Empire turc, où une famine a contribué à l'anéantissement de 13 % de la population. En moins de 4 ans et demi, un grand total de plus de 18 millions d'êtres humains furent engloutis dans cette guerre mondiale.

Chacun sait aussi que les jeunes hommes morts au combat ne font pas de bébés non plus, de sorte que l’effet a un long contrecoup: le silence des berceaux.

Aux pertes humaines, il faut ajouter les destructions des capacités productives (routes et terres agricoles semées de cratères et d'imprévisibles explosifs, bâtiments et mines de charbon en ruines, canaux et chemins de fer coupés, etc), des dommages beaucoup plus sérieux en France et en Belgique qu’en Allemagne, notamment.

Et ajouter la ruine de plus d’un million d’épargnants français durant l'après-guerre. Car la Russie d’avant 1914 avait joui de capitaux français pour amorcer son industrialisation, un peu comme le Canada avait profité de capitaux britanniques pour le développement de ses chemins de fer. L’État russe issu de la Révolution bolchévique n’a pas seulement cessé de combattre l'Allemagne à l’automne 1917, il a cessé d’honorer les engagements financiers du gouvernement russe vis-à-vis de l’étranger.

La France a aussi dû ajouter à sa peine ses 4,2 millions de soldats blessés qui ont survécu après l'armistice du 11 novembre 1918. Plus d'un million d'hommes sont restés partiellement ou totalement invalides pendant plus de deux décennies.
 
Dans les années 1920, les anciens combattants des armées victorieuses durent également endurer qu’un nommé Adolf Hitler, au mépris de la vérité historique sur les opérations militaires, s'emploie à faire croire que l’armée, l'aviation et la marine allemandes ne perdaient pas la guerre à l’automne 1918, mais avaient été « trahies » par les politiciens sociaux-démocrates et républicains de l’Allemagne, mauvais négociateurs de la paix.

Comme le nouvel Empire allemand l'avait fait à la France en 1870 et comme l'Union soviétique le fera aux pays d'Europe centrale et orientale en 1945, les Alliés français, britanniques, belges et italiens imposèrent des réparations financières aux vaincus. On a beaucoup parlé des difficultés économiques qu'éprouva l'Allemagne pendant les années où elle tentait de les payer. Les années d'après la « Der des der » furent cependant loin d'être prospères, dans l'ensemble de l'Europe. Même les États-Unis n'ont connu que quelques « années folles », réservées à une minorité. Endeuillés, les vainqueurs se mirent à parler de l'avant-guerre comme de « la Belle époque ».

Les traités de paix écrits à Versailles en 1919 redessinèrent la carte du monde, en particulier l'Europe. La Russie, devenue l'Union soviétique, inspirait dans les classes dominantes de l'Occident davantage de préventions et de politiques que l'Allemagne, même après l'installation d'Hitler à la chancellerie à Berlin en 1933. Pour un temps.

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On comprend qu'en se souvenant avant nous du carnage de 14-18, les Français, les Britanniques et les Canadiens ont pu voir arriver avec angoisse ce qui allait être la Deuxième guerre mondiale, d’où les foules enthousiastes venues acclamer le premier ministre Daladier à l'aéroport de Paris aux lendemains de la très provisoire paix de Munich en septembre 1938. En Grande-Bretagne, le premier ministre Chamberlain était lui aussi applaudi. Au Canada, le gouvernement Mackenzie King préconisait aussi l' « apaisement » face à Hitler.


Les six semaines de la bataille de France en mai et juin 1940 ont tué les Français à un rythme encore plus rapide que six semaines moyennes de la Première guerre mondiale. Plusieurs villes du nord du pays, en attendant celles du sud de l'Angleterre quelques mois plus tard, furent bombardées. Les troupes françaises furent décimées.

La guerre de 1939-45 contre l'Axe Berlin-Rome-Tokyo (car l'Italie et le Japon n'étaient pas dans le même camp qu'en 14-18) allait retrancher un total de 568 000 militaires et civils à la population française, dont plus de 509 000 après juin 1940.

Les soldats, aviateurs et marins français ne furent pas tous prisonniers ou démobilisés entre juin 1940 et juin 1944. Pendant qu'un gouvernement établi dans le sud de la France et dirigé par un maréchal français vétéran de la Première guerre mondiale persécutait les Juifs et tentait de liquider la démocratie française, environ 150 000 combattants français en uniformes, décidés à poursuivre la guerre aux côtés des Alliés, et ralliés à un gouvernement français en exil, moururent au combat contre les forces allemandes et italiennes au Tchad (1941), dans le Sahara (1942), en Italie (1943), puis en France (1944) et en Allemagne (1945), notamment. Pendant ce temps, des civils français, résistants de l'ombre, ont perdu la vie en tentant et en réussissant souvent à saboter la force d'occupation allemande en France.

Au final, plus de Français furent tués entre l'armistice pétainiste de juin 1940 et la capitulation allemande de mai 1945, que de Britanniques entre 1939 et 1945. Quand le premier ministre britannique plaidait auprès du président américain pour que la France figure au rang des nations victorieuses administratrices de l'après-guerre en 1945, il savait à quoi s'en tenir. Hélas, le général Charles De Gaulle, le chef de la France combattante, dut attendre jusqu'en juin 1944, quelques jours avant le débarquement de Normandie, pour que son gouvernement soit reconnu par celui des États-Unis comme le seul gouvernement français légitime. (Dans ses négociations avec l'allié américain, sa francophilie n'était pas la seule motivation de Winston Churchill. La Grande-Bretagne avait un immense empire colonial qu'il chérissait, et un soutien accordé par les États-Unis à la France n'allait pas sans un soutien de l'empire colonial français, qui fut la base de la contre-attaque alliée en Italie en 1943 puis un malheureux théâtre de la soi-disant Guerre froide après 1946.)

Des pays tels que l'Union soviétique, la Chine, la Pologne ou l'Indonésie ont cependant souffert beaucoup plus de la Deuxième guerre mondiale que la France et les pays anglophones. Il faut aussi se souvenir de leur martyre. Les populations d'Allemagne et du Japon ont fini par payer le haut prix démographique et matériel de l'agressive entreprise de conquêtes voulue par leurs dictatures. Le nombre total de personnes tuées lors de la Deuxième guerre mondiale est estimé à entre 70 et 85 millions. En six ans.

(L'Union soviétique, la Chine, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis s'attribuèrent en 1945 le statut de membres permanents du Conseil de sécurité de la nouvelle Organisation des Nations Unies. Les vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale prirent donc le rôle de gardiens de la paix sur la planète. Pour le meilleur et pour le pire.)
 
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En fin de compte, les pertes humaines de la France lors des deux guerres mondiales ont dépassé celles combinées du Royaume-Uni, des États-Unis d’Amérique, de l’Australie, des dix provinces canadiennes, de l’Afrique du Sud et de la Nouvelle-Zélande lors de ces deux catastrophes. 

L'effectif amoindri des citoyens français et les difficultés économiques de la France qui furent les conséquences pour elle de deux guerres mondiales rapprochées dans le temps n’expliquent pas à eux seuls la baisse relative d’influence de la langue française par rapport à la langue anglaise au 20ième siècle, mais cela pourrait avoir pesé plus qu'il n'y paraît à première vue.

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recrutement en 14-18
Un Canada engagé dans la guerre

recrutement en 14-18
Parce que l'engagement du Canada dans la guerre en 1939-1945 en fut d'abord un sur la mer et dans les airs avant d'être un combat au sol, le nombre de militaires canadiens tués fut moins élevé que durant la guerre de 1914-1918. 

Certes, c'est le dévouement jusqu'au sacrifice suprême de tous ces hommes dont on se souvient avec raison chaque 11 novembre. Reste que le Canada n'a jamais payé aussi cher qu'en 1914-1918 son droit d'être une voix, si faible soit-elle, dans le concert des nations. Et nous le savons.

Soldats canadiens en France en 1916

Les Canadiens pourraient aussi se souvenir de leur contribution matérielle et financière à la victoire de nos Alliés européens, en particulier le Royaume-Uni, lors des deux guerres mondiales.

Avant d'en parler, rappelons l'existence du « Plan Marshall ». À partir de 1947, les États-Unis d'Amérique, à l'instigation du général George Marshall, alors le secrétaire d'État, accordèrent des prêts à long terme à taux d'intérêt bas ou nul à plusieurs pays en reconstruction, y compris les anciens ennemis allemands, italiens et japonais. Ce financement profita encore plus au Royaume-Uni et à la France, qui eurent la plus grande et la deuxième plus grande part. À juste titre, les contribuables américains peuvent être fiers de la façon originale dont leur gouvernement a ordonné l'après Deuxième guerre mondiale, en aidant plutôt qu'en faisant payer les adversaires de la veille, et en favorisant le système des Nations-Unies, alors que l'isolationnisme américain de l'entre-deux-guerres avait tellement déçu et handicapé l'Europe. (C'est aussi pourquoi le monde entier s'est désolé de la politique étrangère unilatérale des États-Unis au 21e siècle.) 

Or, les contribuables canadiens, dans ce cas-ci sans trop le savoir, ont fait un effort encore plus grand et plus tôt que leurs voisins du sud.

Durant la Première guerre mondiale, puis de nouveau durant la Deuxième, le gouvernement canadien a emprunté massivement, pour financer ses propres dépenses militaires, mais aussi pour payer à la place du Royaume-Uni, - rapidement fauché, on le comprend, - ses fournitures en vivres, textiles, munitions et matériel de guerre produits de notre côté de l'Atlantique. L'historien canadien Jack Granatstein, professeur émerite de l'Université de Toronto, a creusé le sujet et estimé à 3,47 milliards $C le montant d'aide reçue du Canada par le Royaume-Uni durant la Deuxième guerre mondiale. Lorsqu'on croise ses données avec celles de la Banque du Canada sur le taux de change des dollars canadiens en dollars américains dans les années 1940 et 1950, on découvre que l'aide canadienne au Royaume-Uni (3,12 milliards $US) dans les années 1940-45 est presque égale aux fonds reçus par ce pays par le plan Marshall après 1947 (3,3 milliards $US).

De la part d'un pays moins populeux. Il faut croire que les Canadiens ne laissent pas tomber ceux qu'ils considèrent comme leurs amis ou leurs frères.

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Dans un court texte à venir, nous parlerons un peu de la participation personnelle des Canadiens anglais et des Canadiens français à la guerre, en 1914-18 et en 1939-45.

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Le gros des nombres mentionnés dans le texte provient de tableaux de l'encyclopédie Wikipédia consultés en novembre 2018 (en français et en anglais) et qui concernent le nombre des personnes tuées ou blessées lors de la Première guerre mondiale. D'autres nombres proviennent des articles de cette encyclopédie sur la bataille de France et les pertes humaines de la Deuxième guerre mondiale.

Une recherche de données en ligne fait par l'auteur en 2009 avait produit des nombres légèrement différents. Le travail des historiens n'était apparemment pas fini. Le sera-t-il un jour?


Les données du dernier gros paragraphe sont extraites de

GRANATSTEIN, J. L.. How Britain’s weakness forced Canada into the arms of the United States. University of Toronto Press, 1989.
POWELL, James. Le dollar canadien: une perspective historique. Ottawa, Banque du Canada, 2005.

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